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Premier atterrissage en Russie de vols privés depuis la 2e Guerre mondiale, grâce à Arlette Borradori (1986)

 

L’Aéro-Club de Genève souhaite relier Leningrad avec 10 appareils sous la direction d’Arlette Borradori. L’autorisation finale ne viendra que la veille de l’étape au départ d’Helsinki. Entre temps la chasse suédoise intercepte parmi eux 3 "espions" suisses. Mais l’objectif est atteint, ce sont les 1er vols privés arrivés en Russie depuis la 2ème Guerre mondiale ! Au retour, une facture russe restera salée, mais le périple est un succès et une percée dans le "rideau de fer".


Arlette Borradori entourée de participants de l’Aéro-Club de Genève au raid vers Leningrad en juillet 1986. Photo prise au retour, lorsque ce succès est fêté le 13 juillet.

De Genève à Copenhague malgré de menaçants chasseurs suédois

Des pilotes de l’Aéro-club de Genève ont l’habitude de réaliser un voyage en escadrille chaque année. Le dernier, au Cap-Nord, incite la chef-pilote et chef-instructrice Arlette Borradori à organiser pour les 25 ans du "Groupe vol à moteur", en 1986, un voyage inédit vers Saint-Petersburg en Russie (alors Leningrad). En fait, aucun avion privé de l’ouest n’est jamais arrivé en vol dans ce pays depuis la 2ème Guerre mondiale. Il faudra près de 6 mois de correspondance, de démarches, de tracas pour réunir finalement 10 appareils, 33 pilotes et passagers et tout ce qui en découle. Le périple garanti va, par étapes, de Genève à Helsinki et retour, sans aucune certitude de pouvoir rejoindre Leningrad en vol, car la Russie n’a toujours pas donné son aval. On emporte donc des billets de train pour la dernière étape. L’explosion de Tchernobyl, le 26 avril, ne ralentit pas l’ardeur des inscrits car les retombées à Genève ou à Leningrad sont les mêmes. Francisco Agullo, 14 ans, est alors passager sur le Piper Arrow HB-PBF (voir : Récit).

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Des Saab AJ-37 Viggen interceptent le Cessna HB-CRG.

Avec leur casquette rouge arborant le logo de l’aéroclub, les participants s’envolent de Cointrin le mardi 1er juillet. La majorité vole à vue (VFR) via Luxembourg (200Nm), Hambourg (280Nm), Malmö (160Nm), Nyköping/Stockholm (220Nm), Maarianhamm (120Nm), Turku (80Nm) et Helsinki (80Nm) où tous doivent se retrouver le 5 juillet quoi qu’il arrive. Les étapes se déroulent sans problèmes à l’exception de l’aventure vécue par un Cessna-182 entre Hambourg et Malmö le 3 juillet, et bien que sous contrôle radio. En pleine guerre froide, le HB-CRG a survolé sans le savoir une base militaire suédoise interdite : la F5 de la Flygvapnet à Ljungbyhed. Aussitôt 3 chasseurs Saab AJ-37 Viggen entourent Louis Raymond, Daniel Golay et Jacques Honegger les incitant à se poser illico sur un terrain militaire. A peine au sol, les Genevois sont encadrés par des policiers spécialistes du contre-espionnage qui vont leur faire subir un long interrogatoire de 8h. Leur innocence ne sera reconnue que tardivement. Il est trop tard pour redécoller, ils passeront la nuit en cabane et relieront Helsinki le lendemain.

Pendant ce temps, les autres équipages arrivent à Stockholm et se mettent à leur recherche, se renseignent et accomplissent les démarches nécessaires à leur "libération" via l’ambassade suisse. Cette mésaventure tragi-comique amuse beaucoup la presse suédoise du 4 juillet célébrant le fait d’armes de chasseurs sophistiqués arrêtant de dangereux espions et regrettant qu’il faille attendre autant d’heures pour arriver à une telle conclusion.

A Helsinki : étonnements finlandais et cadeau-surprise soviétique

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Le Piper-Lance HB-PBK et "Popov" rejoignant Leningrad.

A Helsinki, le vendredi 4 juillet l’accueil est chaleureux, mais les aiguilleurs du ciel finlandais sont pris d’un fou-rire lorsqu’ils voient sur le plan de vol la destination finale : Leningrad. Aucun avion privé n’a encore décollé d’ici vers cette ville depuis 40 ans, alors 10 avions vous pensez bien ! L’autorisation russe n’est pas arrivée pour ce vol prévu le surlendemain. Arlette Borradori tente le tout pour le tout et réussit l’impensable : un télex envoyé à l’ambassade de Suisse à Moscou est suivi d’une réponse positive destinée à l’Aéro-club de Genève qui la répercute sur l’hôtel du groupe à Helsinki le vendredi, alors que l’on se prépare à prendre le train pour la Russie. Le vol aura lieu dimanche ! On fête l’événement. On prépare les plans de vol, cartes, balises, fréquences, etc. pour éviter toute bavure.

Samedi 5 juillet, les Genevois découvrent qu’un navigateur russe se joindra à eux durant le vol. Deux personnes du groupe l’accueillent, présenté par un délégué de l’ambassade d’URSS. Venu de Moscou, il parle quelques mots d’anglais et l’on étudie aussitôt les procédures et les conditions du vol. Vu le mauvais temps, il est décidé que seuls les pilotes qualifiés pour le vol aux instruments piloteront jusqu’à Leningrad (IFR). Vingt pilotes s’entasseront dans 4 appareils afin qu’ils aient la satisfaction d’avoir pu voler jusqu’à l’étape finale. Sept passagers genevois prendront le train (durée 7h) et rejoindront le groupe à Leningrad. Six choisissent un vol de ligne via un DC-9 de Finnair. Cinq avions genevois resteront à Helsinki.

Dimanche 6 juillet à 7h45, un bus emmène le groupe à l’aéroport. Le navigateur est baptisé par tous "Popov". Il porte un uniforme bleu clair avec casquette à cocarde, galons à chevrons, issu d’un groupe militaire indéfinissable, toujours escorté d’une personne de l’ambassade. Il embarque dans le monomoteur Piper Lance (HB-PBK) de Borradori et Frédéric Kohli. Michel Rieben s’assied dans le bimoteur de Jean Mabilia (Beech-55, HB-GEC). C’est un moment de grande émotion pour tous et même pour le contrôleur de la tour lorsqu’on donne le OK du départ.

Premiers vols d’avions privés vers la Russie depuis 40 ans

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Arlette Borradori dans St-Péterbourg (07.1986).

Décollage cap au 120, on survole la mer au-dessus de la couche de nuages. Le vol se fait dans d’excellentes conditions bien que le temps soit mauvais : nuage, pluie. On ne voit rien au sol. Les Russes changent le plan de vol en cours de route. Puis on met la fréquence de Leningrad : les altitudes sont exprimées en mètres. La côte russe en en vue et la visibilité bien meilleure. Le bimoteur de Mabilia a pris les devants. "Popov" essaie de monopoliser le micro pour l’approche et A.Borradori se bat pour jouer son rôle de pilote-leader. L’atterrissage se fait après un virage particulier en bout de piste 28R, pour survoler le moins possible de territoire russe. Il est interdit de prendre des photos de cet aérodrome civil international. Le bimoteur de Mabilia est le 1er à se poser à Pulkovo-Leningrad après un vol de 75’. Puis les appareils rejoignent la piste 14 désaffectée, derrière un "Follow me". L’avion embarquant le "Popov" se pose en dernier.

Une chaude réception les attend via 20 fonctionnaires en uniformes galonnés qui impressionnent. J.R.Bollier : "C’est alors qu’un douanier, ou un policier, ou un militaire ou peut-être un agent de la sécurité ou Dieu sait quoi nous fait signe de ne pas ouvrir la porte de l’avion jusqu’à ce que son chef se soit approché, ait inspecté l’appareil et nous ai donné l’autorisation de débarquer. Nous débarquons alors et mettons enfin le pied sur le sol russe. Nous apprenons que "Popov" a été emmené séparément dès qu’il eut mis le pied au sol" A.Borradori lui a offert sa planchette de pilote et une des casquettes de l’aéroclub ce qui l’avait réjoui. Il pleuvine. Le bus emporte les Genevois au terminal international où le passage douanier se fait sans tracas. Ils font estampiller les carnets de vol de ce rare tampon souvenir. Ils sont fiers, à juste titre, d’être les 1ers à obtenir une autorisation que les Finlandais attendent depuis 40 ans.

On récupère les autres membres du groupe. Ceux venus en train ont subi un passage douanier redoutable sans compter en trajet la présence de beuveries à base de vodka hors taxe. Tous vont passer 4 journées agréables en visites culturelles dans Saint-Pétersbourg, encadrés par leur guide féminin Agnès, et peut-être par d’autres yeux ... ou micros. "Agnès ne pouvait croire que nous étions venus avec des avions privés. Un autre croyait que ces petits avions n’existaient qu’au cinéma !".Puis arrive le jour du retour et l’on rejoint l’aéroport, le lundi 10 juillet.

Le coût du retour, comme pour Christophe Colomb : le prix d’une Caravelle !

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Piper-Seneca de Paul & Lilian Seefeld, Michel & Michèle Moinas et Michel Guenat.

La surprise tient au montant des taxes d’atterrissages, au gardiennage et aux services du "Popov" à régler avant de partir : 5.000$ ou 6.000F (1.500.- par avion). La douche froide ! Une discussion s’engage en anglais avec une femme intraitable, en uniforme et casquette, multi-médaillée. Des téléphones sont faits à Moscou. On tente un marchandage à la baisse. La taxe dite de radionavigation est ôtée. Mais le montant de base est calculé sur le plus petit appareil de la liste russe : la Caravelle ! Le groupe n’a pas assez de cash sur lui et risque la séquestration des avions. L’autorité accepte 2 cartes de crédit au cas où l’une ne "fonctionnerait pas". C’est A.Borradori et Ulric Zimmermann qui règlent la facture et leurs comptes ne seront débités qu’un an après ! Quant tout est réglé, la femme russe, qui a entendu tous les dialogues du groupe leur dit alors en bon français "Il fallait choisir votre aéroport ! Bon voyage !"

Un 2ème "Popov" attend les pilotes pour le retour J.R.Bollier : "Celui-ci a revêtu par-dessus son uniforme un coupe-vent léger muni sur sa poitrine, bien en vue, d’un grand badge de la NASA avec la mention "Space-Shuttle". Mais très vite un officier de l’aéroport force notre homme à faire disparaître cet attribut occidental." Près des avions, une femme d’un âge certain, emmitouflée pour un gros hiver sibérien, ornée d’un brassard rouge, munie d’une radio, une "volontaire du parti", sorte d’élite convaincue et incorruptible appelée à effectuer là des tâches de grande confiance, veille sur les avions. Les Genevois doivent alors constater que les portes des appareils ont été scellées et les sceaux de cire restés intacts, procédé probablement utilisé pour éviter que quelqu’un veuille quitter l’URSS à bord de ces appareils ( ?).

Pour le vol retour, on inverse les équipes train/avion et certains sont à la gare ou dans les avions de l’aéroclub (21 pers.). Le vol sur Helsinki se déroule sans difficultés, selon les mêmes procédures qu’à l’aller, l’esprit plus libéré. Michel Rieben passager du Mooney HB-DGF le chronomètre en 64’. Dès que "Popov" a posé le pied sur le tarmac d’Helsinki, un employé de l’ambassade russe lui retire son passeport, on ne sait jamais. Puis tous rentrent alors vers Genève avec les 10 appareils via Turku, Stockholm Jönkoping, Copenhague, Sylt, Amsterdam, Lille, en quelque 1.420Nm. Tout ce monde se retrouve à Cointrin l’après-midi du dimanche 13 juillet pour la photo souvenir et le debriefing.

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Un clin d’œil de "Tintin chez les Soviets", 57 ans avant les "Ouins-ouins chez les Soviets".

Est-ce que cette aventure va en inspirer une autre ? Le 28 mai 1987, le jeune allemand de 19 ans Mathias Rust, sans formalités, passe par la Suède et vient poser son Cessna-172 sur la Place-Rouge de Moscou ! Il a volontairement dévié de son plan vol, volé très bas pendant 800km, un jour de fête nationale des gardes-frontières. Un Mig le cerne par deux fois mais croit à un avion agricole local. Rust atterrit en pleine ville, sous le regard de la population et de touristes, pour promouvoir la paix dans le monde. Mikhaïl Gorbatchev limogera son ministre de la défense et le responsable de la défense aérienne. Plus de 2.000 officiers, la plupart opposée aux réformes de Gorbatchev, sont également évincés. Ainsi cet évènement impromptu sera profitable pour la victoire des réformistes à l’opposition des conservateurs communistes et à l’opposition militaire. Il en coûtera à Rust 432 jours de prison, enfermé 22h par jour dans 10m2.... Puis on connaîtra bientôt la chute du mur ... Que de changements en 20ans !

Quoi qu’il en soit, si l’aéroclub avait voulut faire ce voyage après l’atterrissage de Mathias Rust, le projet aurait très certainement échoué. Mais grâce à l’obstination d’Arlette Borradori, une nouvelle destination s’est ouverte aux pilotes privés après plus de 40 ans d’attente, et les participants genevois n’ont pas oublié cette expérience.

Participants, avions, et immatriculations

Immatric. -----Appareils----- Participants : pilotes et passagers
HB-GEC Beech-95 B55 Baron, bimoteur Mabilia Jean & Ginette ; Borradori Arlette & Paulette.
HB-GFF Beech D.95a Travelair, bimoteur Bonnet Marc & Ruth.
HB-LIP Piper PA-35 Seneca II, bimoteur Seefeld Paul & Lilian ; Moinas Michel & Michèle ; Guenat Michel.
HB-CRG Cessna-182a Skylane, monomoteur Raymond Louis ; Golay Daniel-Yves ; Honegger Jacques.
HB-DGF Mooney Mo20J 201, monomoteur Rieben Michel ; Egli Ruth.
HB-EJR Socata TB-10 Tobago, mono Zimmermann Ulric ; Bollier Jean-René.
HB-OQP Piper PA-28-181 Archer II, mono Kummermann Michel & Franklin ; Mayer Michael & Pascale.
HB-PBF Piper PA-28R200 Arrow, mono Kohli Frédéric ; Tardy André-Pierre ; Agullo Francisco (14 ans).
HB-PBK Piper PA-32R300 Lance, mono Desjacques J.-Pierre & Yvette ; Maechler Jean & Edith.
HB-PGZ Piper PA-28-235 Dakota mono Weil Raymond & Eliane ; Bergerat Pierre & Jacqueline.

 

 

Par : Jean-Claude Cailliez
Le :  mercredi 13 décembre 2006
  • Pour plus d’information, voir : "Leningrad 1986", La Feuille Volante (AéC-GE) no.25, sept.1986, pp:5-15, ills, par Jean-René Bollier
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