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Premiers mercenaires de l’air : Ernest Burri en reconnaissance sur Constantinople (1912-1913) [2 vidéos]

 

La guerre des Balkans (1912-13) met en œuvre pour la 1ère fois des avions face à face. Aussi de nombreuses nouveautés naîtront cet hiver. Parmi elles, l’emploi des premiers pilotes mercenaires : l’Ouest européen a formé plus d’aviateurs que l’Est. Parmi la vingtaine de "soldats de fortune" de la Bulgarie, se trouve le Suisse-romand Ernest Burri, âgé de 25 ans. Il va mener 82 missions de reconnaissance sur le front à bord de biplans Sommer et Farman (3.550km) pour lesquelles il sera décoré.


L’avion est un Sommer R-3, prototype d’un biplan biplace de reconnaissance pour l’armée Bulgare (janvier 1913). Le Neuchâtelois Ernst Burri (1887-1964), à cheval, passera quelque 8 mois ici comme instructeur et pilote militaire.

Faute de trop d’aviateurs locaux, on fait appel au mercenariat

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Ernest Burri en uniforme d’officier du génie bulgare et portant ses décorations (1913).

Les guerres Turco-Balkaniques débutent en 1910, où quelques pilotes militaires italiens emploient les 1ers aéroplanes mais sans adversaire aérien. En 1912, Grèce, Monténégro, Serbie et Bulgarie coalisés défendent la chrétienté contre les Turcs, au bénéfice des habitants des provinces de Macédoine, Epire et Albanie. La bataille débute en octobre et chaque camp recrute des pilotes étrangers pour épauler la poignée de pilotes nationaux ou combler leur absence. Les Turcs débutent avec un seul Blériot-XI, puis avec 12 appareils. Des aviateurs Italiens, Français, Russes et des appareils hétéroclites s’installent autour de la Mer de Marmara. Un traité de paix sera enfin signé en mai 1913 avec l’Empire Ottoman, consacrant la victoire des alliés, et, en août, avec la Roumanie. Entre-temps, les Bulgares ont formé une douzaine d’officiers en Europe et recruté l’un de leurs instructeurs et chef-pilote, le Suisse né à Bienne Ernest Burri (1887-1969).

Burri raconte : "J’étais à Mourmelon lorsque la guerre éclate. On me demande dans les 2 parties. Les Turcs m’offrent 8.000F par mois [80.000F actuels], les Bulgares la moitié de la somme seulement. La question financière me fait un peu hésiter, car je ne vous apprendrai pas que si j’ai consenti à m’engager, sachant les périls qui m’attendaient, c’était pour assurer une meilleure situation aux miens et nullement par gloriole. Mais j’ai alors pour élèves 2 officiers bulgares avec qui je me lie d’étroite amitié et je ne veux pas prendre du service contre eux. Aussi mes sympathies vont aux petits Etats balkaniques .... C’est une vie intéressante en perspective, en même temps qu’un apprentissage pratique de la guerre aérienne : je suis vite décidé et répond affirmativement aux Bulgares."

"J’arrive à Mustapha-Pacha (actuelle Svilengrad) le 28 octobre. Les hostilités sont déjà ouvertes J’attends tout d’abord 5 jours l’appareil qu’on m’a annoncé, un biplan Sommer, expédié de Paris. Enfin l’appareil arrive, mais le moteur, un Renault 70cv, reste une semaine introuvable, égaré dans un autre wagon d’une gare de Sofia. Lorsqu’on le retrouve enfin, je procède au montage avec mes dix doigts, plus les pattes plus ou moins adroites de quelques soldats, étudiants, chimistes ou autres, que l’on me donna comme aides, et dont la bonne volonté ne remplaçait pas des connaissances en mécanique, mêmes rudimentaires. Je réussis cependant à mettre au point l’appareil et le moteur, et fis quelques vols d’essai, en présence des divers officiers dont le 1er lieutenant R. de Weiss de Lausanne."

"Le lendemain je pars pour ma 1ère expédition en présence du général Youkof. Je vais planer sur Andrinople à 1.600m de haut puis, après 2h de vol, je viens atterrir à Tchorlow, où je reste 3 jours immobilisé par le mauvais temps. Je fais alors la connaissance de 3 confrères, 2 russes possédant des biplans Farman et de mon ami le lieutenant bulgare qui pilote un monoplan Blériot." [Simeon Petrov, breveté en juin, pilote d’un Blériot XI-2 de 70cv.]

Trois escadrilles bulgares de volontaires, 3 avions abattus, 1 prisonnier, etc.

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Extrait d’une bande dessinée dédiée à la 1ère guerre des Balkans.

Cette 1ère force aérienne bulgare cosmopolite équipe 3 escadrilles de volontaires et inclue plusieurs variantes du monoplan Blériot-XI, mono/biplaces, ainsi que de rares biplans français Voisin, Sommer, Nieuport-IV, Farman-VII et des avions Albatros-FIII ou Bristol. Là, en 10 mois, quelques mercenaires s’illustrent ou décèdent en service commandé. Parmi les Russes, Nicolas Popoff meurt le 31.08.12 et Fyodor F.Kolchin est le 1er pilote militaire abattu de l’histoire (date ?). Nicolas de Sakoff exécute trois passes d’un bombardement célèbre sur le fort turc de Bezhani (08.02.13). Nicolas Kostin, fait prisonnier, décède d’un cancer à fin 1913. Michel Efimoff (1881-1917), formé en France, quitte la Bulgarie pour l’aviation du Montenegro (nov. 1912). L’un des 2 officiers bulgares et amis de Burri, formés en France, Khristo Topraktchief, meurt rapidement en action (01.11.12) alors que Simeon Petrof connaîtra une longue carrière. A noter encore, le 1er bombardement aérien planifié, réalisé par le pilote bulgare Radul Mikov et l’observateur Prodan Tarakchief sur la gare de chemin de fer de Karaagach (16.10.12). Quant aux Turcs, ils perdront finalement 4 appareils dont 2 Blériot XI (ou 2 Harlan ?) capturés intacts.

Burri raconte : "L’hiver est dur ; la neige vient le rendre plus pénible ; pendant huit jours je dois rester, inactif, m’ennuyant mortellement. Une belle nuit [26.02.1913], un coup de vent terrible arrache les cordages qui maintiennent mon biplan et le projette à une certaine distance, le réduisant en morceaux inutilisables. Un buffle tractera l’épave jusqu’au village pour réparation. On me donne alors le Farman d’un de mes "collègues russes …" [l’appareil est pourvu d’un moteur Gnôme de 50cv.]

Du 27 février au 28 mars 1913, le Suisse accomplit 80 vols de reconnaissance avec ou sans passager. Voici un extraits de son carnet de vol, du 14 février au 15 mars, cumulant 21h40’ de vol, à bord d’un appareil atteignant la vitesse de 93km/h, ce qui représente 1.990km parcourus :
- 14 février, essai de l’appareil (20’).
- 15 février, reconnaissance de Tcherkeskieu, Bunk, Tchekmedjé, Tchataldja et retour (2h05’).
- 23 février, reconnaissance de Tcherkeskieu, Erkos, Tchataldja, Tcherkeskieu (1h45’).
- 27 février, un essai, vent trop fort à partir de 300m (18’).
- 1er mars, un essai par vent trop fort (22’).
- 2 mars, Tcherkeskieu, Epivatos, Erkos, Tcherkeskieu (2h04’). Tcherkeskieu=çerkezköy.
- 3 mars, un départ, vent trop fort à partir de 500 m (26’). Dans la soirée un essai, avec le même vent que le matin (17’).
- 5 mars, départ pour Erkos. Panne de moteur après Sylivri (28’). Puis Tcherkeskieu, Tchataldja, Erkos et retour (1h53’).
- 6 mars, un départ, vent trop fort (25’).
- 7 mars, un départ, vent trop fort (19’).
- 8 mars, Tcherkeskieu, Erkos, Kabakja, Tcherkeskieu (1h37).
- 9 mars, un essai avec un nouveau moteur (15’) et un essai avec un passager (23’).
- 10 mars, partis pour Bunk. Tchekmedje ; en panne à Sylivri. (1h).
- 11 mars, un vol d’essai à Sylivri (05’). Puis de Sylivri à Tcherkeskieu. (43’).
- 12 mars, Tcherkeskieu, Erkos, Tchataldja, Tcherkeskieu (1h45’).
- 13 mars, Tcherkeskieu, Erkos, Tchataldja, Tcherkeskieu (1h53’).
- 14 mars, de Tcherkeskieu à Kabakja (25’). Puis de Kabakja à San-Stefano, Kabakja (47’).
- 15 mars, de Kabakja à Constantinople, retour à Tcherkeskieu (2h14’).

Burri poursuit : "A plusieurs reprises, je suis pris pour cible par l’infanterie, et surtout l’artillerie, et les ailes de mon biplan sont plusieurs fois percées par des balles dont une passe à quelques centimètres de moi. Ces opérations ne représentent pas de danger tant que l’on peut se tenir à une hauteur suffisante. Je remarque bientôt qu’on peut tromper la vigilance des Turcs. Il suffit de gagner au large, à 6-8km sur la Mer de Marmara, puis de revenir sur leurs lignes par l’arrière en se dirigeant contre les Bulgares. Les Ottomans croient alors avoir à faire à l’un des leurs, ils saluent et poussent des cris de joie. Par contre, il m’est arrivé, étant obligé d’atterrir, d’essuyer le feu des Bulgares, c’est à dire de mes propres compagnons d’armes, qui me prennent pour un ennemi. Je reçoit ainsi, un jour, plusieurs balles dans ma toile et prie l’état-major de faire le nécessaire pour éviter d’aussi dangereuses méprises. Evidemment j’ai de la chance que mon moteur me reste fidèle et ne me force pas à descendre dans les lignes ennemies …"

Burri : 1er aviateur de l’armée bulgare à survoler la capitale ennemie

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Ernest Burri à Zurich en 1963 avec les pionniers de l’air suisses survivants.

Burri : "Hier, à l’état-major, j’ai reçu l’ordre de partir de suite dans la direction de Constantinople avec des instructions spéciales. La distance de Tcherkeskieu à cette ville est trop grande pour que je puisse faire le trajet aller-retour et me ravitailler avant de franchir les lignes ennemies. Une locomotive part aussitôt pour transporter de l’essence à Kabakja, où je remplis mon réservoir et je repars de suite sur Constantinople. Mais la journée est trop avancée pour travailler utilement. Je me borne à survoler l’île de San-Stefano, à 10km de Constantinople, et rentre de suite à Kabakja vers 8h. Pour m’indiquer l’endroit où je dois atterrir, on allume de grands feux d’essence, car le bois est extrêmement rare. Kabakja est un petit village à 10km de Tchataldja, complètement ruiné par la guerre offrant l’aspect le plus désolé. Des combats acharnés ont eu lieu là, et l’on en trouve, aux environs du village, des traces terrifiantes. Dans la hâte on n’a pas eu le temps d’enterrer assez profond les cadavres des hommes et des chevaux ; ils étaient trop. Ces malheureux débris on été mis à jour par les pluies. Et maintenant que les chaleurs reviennent, il se dégage de ce charnier une odeur de mort et de putréfaction qui en éloigne les plus insensibles et les plus endurcis ..."

"Il faut savoir s’accommoder de peu de chose et renoncer à toute espèce de confort, car tout le village de Kabakja se réduit à une maison, située près de la gare, et dans laquelle on a entassé les blessés. Je me contente d’un modeste souper de thé, fromage et de pain. Il faut prendre ici les précautions les plus grandes contre les épidémies plus redoutables que les balles et les obus [choléra] : nous cuisons tout et grillons même notre pain. J’ai dormi 2h grâce à la fatigue, puis je me suis réveillé et j’ai passé le reste de la nuit à admirer les étoiles ..."

"De bonne heure j’ordonne à mon mécanicien de remplir les réservoirs. Le temps s’annonce très propice. Je fais une inspection très minutieuse du Farman et enfin je décide de prendre le départ. Il est 7h du matin. Je prends tout d’abord une assez forte altitude, environ 1.500m, et me dirige sur Constantinople suivant la côte de la mer de Marmara. A peine 10 minutes après mon départ, je plane sur les positions ennemies, où ma présence occasionne sans doute quelques émotions. A plusieurs reprises, je fait l’objet d’un tir d’artillerie, mais je me sais en sûreté parfaite, car j’ai rapidement augmenté ma hauteur et suis à 2.000m, altitude plus que suffisante pour défier le feu de l’ennemi ..."

"Quelques minutes plus tard, je vois passer un appareil ennemi qui marche en sens inverse, à une hauteur de 1.200m et qui ne parait pas du tout chercher à se rapprocher de mon Farman. Je continue tranquillement ma route et aperçois au bout d’une demi-heure la capitale ottomane. Je conserve ma hauteur et jouit à mon aise du spectacle de la ville, qui est magnifique vue à vol d’oiseau. La mer Noire, le Bosphore, la mer de Marmara, la Corne d’Or et Stamboul avec ses innombrables coupoles et ses minarets composent un tableau admirable. Mais je ne suis pas là pour faire de la poésie. Après avoir contourné la ville, je retourne à Tcherkeskieu où j’arrive à l’état-major pour rendre compte de ma mission après un raid de 2h30’. Je suis satisfait d’être le premier pilote de l’armée bulgare qui ait plané sur la capitale ennemie ..."

Il s’agit là, accessoirement, de la 1ère rencontre de l’histoire entre 2 appareils ennemis sur le front de guerre !

Burri : "Un jour, je réussis une incursion de 2h30’ derrière les lignes ennemies avec, à bord, le fils du général Sarafoff, officier observateur. Depuis la reprise des hostilités j’ai volé dix fois au-dessus des positions ennemies … Il fait très chaud ces jours derniers, aussi chaud qu’en Suisse au mois d’août. Mais la pluie recommence à tomber et le vent à s’élever. Il y a aujourd’hui juste cinq mois que je suis parti pour la Bulgarie, cela commence à compter ... Je rapporterai de nombreux souvenirs, entre autres 2 fusils turcs pris dans une tranchée ..."

Quant aux observateurs de différentes nations, ils sauront tirer profit de ce premier véritable exercice militaire aérien en temps de guerre, pour un futur proche : la 1ère Guerre mondiale.

Ernest Burri, une carrière où il est surtout connu comme pilote d’hydravions

Burri est finalement nommé sous-lieutenant du génie (mars) et reçoit deux décorations : la Croix de bravoure, qui ne se donne qu’en temps de guerre, et la Croix du mérite national. Pendant des semaines il a laissé sa jeune épouse sans nouvelles : elle ignore la situation réelle de son mari et passe des nuits d’angoisse lorsque les journaux annoncent la chute ou la mort probable d’un aviateur bulgare alors que la censure bulgare ne permet pas de publier son nom. Burri est de retour chez lui en juillet, sain et sauf, riche d’expérience et dégoûté de la guerre.

Ce courageux épisode n’aura rien à voir avec le reste de la carrière que Burri dédie entièrement aux hydravions : en Suisse, en France et en Méditerranée. On le voit emporter des passagers sur le Léman (étés 1912 et 1913), œuvrer chez FBA et Schreck en France (1913). Mobilisé 6 mois en Suisse (1914), il reprend de l’activité chez FBA pour les armées (1915-18). Dans les années 20 il teste de gros hydravions en Méditerranée chez FBA, Blanchard, CAMS, CPCA, remporte des concours, pilote la ligne Marseille-Alger, monte sa propre compagnie de transport. Il cesse de voler dès la 2ème Guerre mondiale. Habitant la Ciotat, devenu Français dès 1927 (il reçoit la Légion d’honneur), il est devenu patron du garage Meteor, aidé par son fils Albert. E.Burri s’est éteint en 1969.

 
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Carte de 1922 : la zone de conflit autour de la Mer de Marmara et de Constantinople, actuelle Istanbul (haut de l’image).
Par : Jean-Claude Cailliez
Le :  mercredi 24 février 2010
  • Pour d’autres informations, voir : "Du ballon au Jet", Ed. Attinger, 2000, p.53 - "Au temps des aéroplanes 1909-1939", Ed. Attinger, 2005, pp:39-47, à la "Librairie".
  • Nb : Au printemps 1913, le Suisse Albert Rupp (1885-1958), est délégué en Bulgarie par la firme Allemande Albatros et participe là, un temps, aux opérations de reconnaissances. Un autre helvète, Martin Trepp (1892- après 1918), ancien élève de Burri, aurait aussi formé des pilotes bulgares au milieu de 1913.

    [02.2010] Ernest Burri mercenaire dans la 1ère Guerre des Balkans (1912-1913, diaporama N&b, musical, 03’05’’, 68Mo). Nécessite le plugin QuickTime 7.1.3 minimum.

    - Pour qui parle le bulgare, ce documentaire local sur la 1ère Guerre des Balkans met en avant les pilotes locaux et ne fait apparaitre le suisse Ernest Burri que marginalement et à la fin.

    [07.2015 L’aviation bulgare dans la 1ère Guerre des Balkans (1912-1913), vidéo en bulgare, 03’34’’, 55Mo). Nécessite le plugin QuickTime 7.5 minimum.

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