Le site des pionniers de l’aéronautique à Genève 
Des Genevois chez eux ou ailleurs et des étrangers dans Genève 
[article n° 383]
Du Persil dans le bleu de Gex : les miracles de la publicité aérienne au dessus de Genève (1927) [vidéo]

  En 1927, certains badauds croient en une sorte de prédiction surnaturelle : des lettres géantes s’inscrivent sans bruit dans le ciel au dessus des clochers des villes.

Dans l’entre-deux guerres, avant l’invention du téléviseur ou des radios portatives les "écrivains du ciel" excellent à offrir une publicité visible par des milliers de personnes sur des kilomètres à la ronde. Ce n’est pas tant pour vanter un slogan génial ou un objet de luxe mais bien pour parler d’une banale lessive ! Les Genevois n’échappent pas à l’événement.


Ecrire Persil dans le ciel fut la 1ère publicité réalisée à l’aide de fumigène que connurent nombre d’Européens dont les Genevois. Parfois sans pouvoir entendre le petit avion volant à 4.000m, certains crurent au miracle ! Et il y eut des retombées à Genève...

Les débuts de la publicité aérienne à Genève (1910-1919)

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Comment écrire lisible pour les terriens : par-dessus, à l’envers et de droite à gauche.

Rapidement après les débuts de l’aviation, naît la publicité aérienne. A Genève, le 14 août 1911, vers 18h, l’aviateur Legagneux, virevoltant durant 10 minutes au-dessus de la ville, lance 500 billets d’entrée à moitié prix en faveur du 3ème meeting aérien de Viry. Les passants se battent presque pour s’en emparer ! Le 15 février 1914, la population observe le pilote Jean Montmain lancer ses tracts en survolant la ville, annonçant qu’il bouclera le 1er looping aérien régional dans les jours prochains, au départ du stade des Charmille (voir : Récit).

La guerre n’offre plus d’autre occasion avant que le Genevois François Durafour ne s’y mette à son tour : Le 2 juin 1919, Durafour lance de petits tracts sépias vantant la Revue des Artilleurs genevois et leur spectacle "A l’emporte-pièce" créé par Georges Hoffman : " Genevois, vous aiderez, en assistant à ces représentations, à la création d’un fonds en faveur des familles d’artilleurs décédés pendant les mobilisations. Genevois, contribuez par votre présence à l’œuvre des artilleurs. 5ème et 6ème représentations, Lundi 2 et samedi 7 juin à 8h30, Salle communale de Plainpalais. Prix des places de Fr. 1.- à Fr. 4.- Location : Librairie Kundig, etc.".

Peu après, le 28 juin, Durafour lance de nouveaux tracts, cette fois-ci ils sont de couleur bleue et au format A4, imprimés au Journal de Genève, annonçant la signature du traité de Versailles (enfin !). Certains de ces papiers sont même lâchés au-dessus de Ferney-Voltaire, Divonne, St-Julien ou Annemasse, ce qui fera rugir l’administration bernoise considérant cette opération comme un acte violant "la neutralité aérienne suisse" (voir : Récit). Bientôt, en juillet 1920, l’Office fédéral de l’air interdit la "réclame commerciale en feuilles volantes lancée par-dessus bord d’avion" sauf sur dérogation de la police cantonale. Quant au tract politique lancé de même manière, il est tout simplement interdit, heureusement ! Mais tout cela n’est encore que de l’enfantillage…

L’idée du major Jack Clifford Savage et la firme Henkel (D)

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Le SE.5A (G-EBIE) posé sur le ventre à Cointrin le 17.09.1927 (coll. J.L.Altherr).

Le commandant John Clifford "Jack" Savage (1891-1945), ancien pilote de guerre, a l’idée de faire de la publicité dans le ciel à l’aide de fumée (Sky writing). Pour les manœuvres aériennes à produire, un chasseur de la guerre de 14-18, adapté, fera le nécessaire : le biplan monoplace SE.5a dont il reste 2.500 exemplaires en 1919. Fin 1921, "Jack" crée la Savage Skywriting Company Ltd à Hendon (GB). Il brevètera en 1924 son mélange de gaz coloré (huile de paraffine brûlée) mêlé aux gaz d’échappement du moteur de l’avion, mixture s’échappant dans 2 longs tubes étirés de chaque côté de la carlingue et réunis à l’arrière de l’avion. En altitude, la fumée blanche ainsi produite est visible à 80 km et stagne assez longtemps en l’air. La 1ère démonstration connue se déroule le 30 mai 1922 pour le Daily Mail.

En 1923 Savage œuvre aussi dans le ciel de New-York écrivant les mots "Hello USA" qui tiennent 10 minutes et lui valent de juteux contrats. Il crée l’American Skywriting Corp of America qui utilisera 25 avions, dont 13 sont d’anciens SE.5a, réalisant notamment la publicité aérienne de Luky Strike (1927-1936). Pour ces publicités, quelque 33 SE.5a au total seront adaptés et rebaptisés "Wolesley SE.5a Savage" équipés d’un moteur huit cylindres Wolesley W.40 Viper de 200 CV, rendu plus silencieux par la longueur de ses pots d’échappement. Si certains font leur calligraphie aux USA d’autres œuvrent aussi en Australie, en Inde et en Europe où Savage ouvrira brièvement une succursale à Düsseldorf (1929). La crise des années 30 mettra fin à ce mode publicitaire. La plupart des SE.5a seront retirés du service autour de 1934 et la firme de Savage fermera en 1935.

En 1927, Savage signe un important contrat avec la firme allemande Henkel, à Düsseldorf, maison productrice de produits chimiques ménagers, détergent, dont de célèbres lessives déjà connues depuis une vingtaine d’années. La firme est implantée dans plusieurs pays d’Europe dont en Suisse, dès 1913, à Bâle-Pratteln. Leur produit phare, un perborate-silicate, fera l’objet de publicité aérienne révolutionnaire dans toute l’Europe, un monopole commercial et publicitaire, une forme extraordinairement importante de réclame pour l’époque et un événement chaque fois que cela se pratique. Sept pilotes sont formés à Hendon (GB) et bientôt disponibles avec leur escadrille de huit SE-5a basée à Düsseldorf. Le 2 mai 1927, la première publicité aérienne à base de fumigène est exécutée au-dessus de Berlin et l’expérience durera ici jusqu’à fin 1932.

L’étonnante publicité Persil au-dessus de la région genevoise et ses retombées

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Six avions SE.5A sont basés à Bâle pour réaliser la publicité au-dessus de la Suisse, de couleur argentée, avec l’immatriculation en noir (G-EBIA à G-EBIF) et fonctionnant dès le 1er septembre. Les quotidiens locaux nous racontent les événements genevois du mercredi 14 septembre 1927 :

- La presse : "Que se passe-t-il ? Le piéton reste figé en pleine rue et scrute la voute céleste, les autos stoppent, les tramways sont immobilisés. Il s’agit d’une immense écriture apparaissant au firmament. P, e, r, s’exclament des milliers de curieux dont les yeux sont braqués en l’air puis la foule épelle la syllabe "Per" et déjà le monsieur bien informé proclame le mot Persil. Puis de toutes les bouches sort, comme un soupir de soulagement le mot Persil qui s’étend d’un point à l’autre du ciel. Et voici que l’on distingue finalement le crescendo d’un ronflement de moteur et un avion se dessine dans le ciel, s’approchant de plus en plus de la terre. Comment cela s’est-il passé ? Voici ce que nous sommes à même de communiquer à nos lecteurs au sujet de cette randonnée peu ordinaire, par laquelle le ciel de notre ville, pour la 1ère fois s’est transformé en parois d’affichage."

- Autre journal : "Mercredi, peu avant 15h un avion a survolé la ville à 2-3.000m d’altitude. Sur la Rade, l’avion a décrit quelques acrobaties, laissant derrière lui une traînée de fumée blanchâtre qui représentait le mot Persil. C’est là une nouvelle forme de publicité et qui a fait son apparition hier chez nous. Sur les ponts, sur les places et les quais, le public a suivi les évolutions de l’avion que l’on distinguait à peine. L’avion, parti de Bâle à 12h15, était piloté par M. von Freilitsch. Au-dessus de Lausanne, le pilote avait également écrit dans le ciel le mot Persil qui resta visible environ une demi-heure. A Genève, un vent violent du sud soufflait ; aussi la réclame fut-elle moins visible et disparut au bout de quelques minutes déjà."

- "L’aviateur voulut atterrir à l’aérodrome de Cointrin mais, alors qu’il survolait les hangars à une faible hauteur, il eut une panne d’essence. Le pilote fit un virage sur la gauche pour gagner le champ, mais par suite d’une perte de vitesse, l’avion toucha lourdement le sol. Le train d’atterrissage se brisa ; l’avion rebondit, pour tomber ensuite sur l’extrémité de l’aile gauche, puis sur l’hélice, qui se planta dans le sol. L’aviateur, souffrant d’une forte hémorragie nasale, reçut à l’infirmerie de l’aérodrome des soins du Dr Ramel. L’avion fut transporté dans un hangar. Il est probable qu’un autre avion sera amené à Genève pour effectuer les vols réclame."

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Le SE.5A (G-EBIE), train cassé, à Cointrin le 17.09.1927 (coll. J.L.Altherr).

Le consciencieux et courageux pilote allemand, le baron von Freilitsch, repart en train pour Bâle où, une semaine plus tard, il enfourche un nouvel appareil et revient à Genève renouveler sa démonstration. Le 21 septembre, vers 17h, l’aviateur décolle de Cointrin et après avoir grimpé à 4.000m, dès 18h, il écrit à nouveau son message dans le ciel … puis regagne Bâle :

- La presse : "L’aviateur est seul dans la carlingue ; il opère à 4.000m d’altitude, à une vitesse moyenne de 150 à 230km/h, suivant les conditions atmosphériques. Le mot doit être écrit à l’envers pour qu’il puisse être lu d’en bas. Pour s’habituer à écrire de cette façon, le pilote doit se soumettre à un très long entraînement sur des bicyclettes de construction spéciale et il va de soi que la "calligraphie céleste" n’est pas la moindre des choses et qu’elle exige de la part de l’aviateur une très grande attention, car non seulement celui-ci doit manœuvrer son appareil avec art et savoir, mais il doit également desservir en même temps les appareils émettant les gaz remplaçant l’encre pour cette calligraphie d’un genre nouveau. Les gaz sortent à l’arrière de l’avion à raison de 8.000m3 à la seconde."

- "Les grandes lettres P et L mesurent en hauteur 1.500m et les petites "ersi" 1.000m. Le mot Persil entier mesure en longueur 7km, c’est-à-dire qu’il s’étend sur la superficie de toute la ville, même au-delà dans le Pays de Gex. Le mot peut rester lisible durant une heure, à condition que le vent soit favorable, car il peut également arriver qu’après 5 minutes les gaz soient disséminés par les courants atmosphériques."

Et ceci n’est que le début d’une époque étonnante : Les incultes, les "trop cultes", ceux qui lisent peu cessent de croire en un message divin ou en une prédiction qui s’inscrit au-dessus des églises ; surtout lorsque de loin on pouvait parfois interpréter à tort le mot "Pest" (peste) à la place de celui du détergent. Cela se produisait lorsque le vent modifiait un peu l’écriture céleste ! Au sol, ces démonstrations vont maintenant de paire avec de nombreuses affiches rouges et blanches, placardées, et des annonces dans les quotidiens où les noms des produits sont graphiquement exprimés en voltes de fumée générées par un petit avion. En 1928, l’avion revient à Genève, capable d’écrire dorénavant 3 noms de produits consécutifs dans le ciel :

- La presse : "Nous nous souvenons de l’émerveillement provoqué, l’année dernière, à la vue de l’habile et audacieux aviateur paru au firmament. Nous venons encore d’être témoin de ce spectacle unique et grandiose, se jouant au dessus de notre ville, dans l’azur sans bornes. Des affiches dans l’éther, voilà l’impression que l’on avait à la vue du courageux calligraphe, écrivant au vol les trois mots : "Persil, Henco, Krisit". L’an passé, on s’émerveillait déjà des dimensions gigantesques de cette écriture faite de fumée. Cette fois, c’est une longueur de 17 km que représentent les 3 mots écrits à la suite l’un de l’autre. On peut se représenter la route immense parcourue par le calligraphe céleste pour exécuter son travail. Et si nous apprenons encore que la fumée expulsée représente un volume de plus de 2 millions de mètres cubes [quelle pollution !] cette nouvelle manifestation de la technique moderne nous force à la plus grande admiration. Le spectacle a excité toute l’attention du public ; partout l’on voyait des groupes de personnes considérant le ciel et discutant avec animation, en cherchant à deviner, au commencement de chaque nouveau mot, ce que le pilote écrirait sur sa gigantesque ardoise."

Que reste t-il de ce temps des "sculptures sur nuages"

En 1929, Henkel utilise même la projection du mot Persil depuis le sol sur l’écran des nuages nocturnes grâce à un type de projecteur inventé par Savage. Mais dès 1932, le Nazisme veut régner en maître et n’aime pas cette concurrence, ce genre d’exploit publicitaire. La firme n’obtient plus l’autorisation de l’exercer…

Curieusement, le lot de SE.5a utilisé en Suisse, construit à l’origine chez le même sous-traitant (Wolesley Motor à Birmingham), fut utilisé dans la même escadre militaire (le Squadron 84) puis civilisé pour la publicité avec des immatriculations contigües : G-EBIA à G-EBIF. Trois appareils de ce lot peuvent aujourd’hui encore se voir : l’un au Science Museum de Londres (G-EBIB) unique avion resté dans sa version de Skywriter. L’autre est au RAF Museum de Hendon dès 1972 (G-EBIC), remilitarisé et codé "F-938", équipé de ses 2 mitrailleuses de 1918. Enfin, un avion est abrité à la Shuttleworth collection d’Old Warden où ce G-EBIA revole dès 1959 et vole toujours aujourd’hui, reconverti en chasseur codé "F-904". Si d’anciennes images de ces avions sont bien connues, il semble que nous illustrons le G-EBIE pour la 1ère fois ( ?). Pourtant, entré en service le 26 mars 1923, et malgré son accident genevois, l’appareil fut réparé et poursuivit sa carrière pour finir ferraillé à Hounslow (GB) en février 1932 (c/n 328/2329).

Dans les années 30, on n’utilisait pas encore l’expression "une tempête de ciel bleu" pour désigner un ciel parfait et sans nuage, on finit pas appeler cette météo "un temps Persil", c.a.d. un ciel nettoyé et apte à recevoir une belle démonstration de voltige aérienne….

Le produit Persil, créé en 1907, qui fêta ses 100 ans en 2007, n’est absolument pas baptisé d’un nom germanique. D’où lui vient cet intitulé ? Souvenez-vous du PERborat-SILikat, le composant original de la dite lessive, ce détergent, toujours connu et en vente d’où il tira son nom. Et pour terminer et pour mémoire, sachez que le mot Persil fut malgré tout inscrit en 4.919 occasions dans le ciel d’Europe !

 

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Unique "Skywriter" survivant, don de J.C.Savage en 1939, le G-EBIB est exposé au Science museum de Londres.
Par : Jean-Claude Cailliez
Le :  mercredi 26 mai 2010
  • Pour plus d’information, lire : Major Savage’s Skywriters / Civilised Savages, par by Ken Ellis & Peter Green, in Fly Past, 04.2009, pp:50-67, ills, à la "Librairie".
  • Du Persil dans le bleu de Gex, un "miracle" de 1927 (musical, 02’16’’, 89Mo), format QuickTime 7.3.1. minimum.

     
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