Le rêve d’Ernst Saxer : fonder une école professionnelle de pilotage en Romandie
Ernst Saxer, 33 ans, aux commandes (Rennaz, 1967).
Dans les années 60, en Suisse romande, il n’existe pas d’école de pilotes professionnels. En Suisse alémanique se trouvent la formation fédérale des pilotes militaires et celles de pilotes de lignes de Swissair, via son école privée, élèves tous masculins, où les jets ne sont pas encore au programme. Il manque donc géographiquement une école civile en Romandie permettant de poursuivre la formation de base offerte par les aéroclubs ! En outre, en Suisse comme en France et ailleurs dans la majorité de l’Europe de l’Ouest, le passage du vol à vue (VFR) au vol aux instruments (IFR) est jusque là considéré comme réservé à une élite. Il convient donc d’offrir une formation démocratique et privée. Techniquement également, l’apparition de nombreux jets de lignes (DC-8, B-707, Caravelle, etc.) et celle des premiers jets d’affaires (Falcon, Learjet, etc.) nécessitent aussi une formation modernisée et efficace. Un pilote combatif va se vouer à la création d’une telle école : Ernst Saxer.
Natif d’Argovie, Ernst Saxer (1934-2009) s’installa dès 1961 en Romandie comme mécano à l’aérodrome de Montreux-Rennaz. Il y deviendra rapidement pilote instructeur VFR (1962), pilote de montagne (1963) et directeur de l’aérodrome. Mais son avenir est vite limité par le projet de construction d’un grand nœud autoroutier qui doit débuter en mars 1968 sur l’emplacement exact de son terrain. Saxer précipite alors sa formation IFR à Zurich où cet homme d’action pratiquant le schwitzertütch et l’anglais aéronautique se voit rapidement qualifié le 8 janvier 1964, premier pas vers sa reconversion. Pour pouvoir suivre ensuite les cours d’instructeurs IFR, le règlement prévoit qu’un élève doit être présenté par une école. Mais les Zurichois ne souhaitent pas parrainer un homme dont le but avoué est de créer une école concurrente plus dynamique. Le 1er cours d’instructeur est pourtant imminent et placé sous la haute surveillance de Swissair…
Le courageux Saxer se présente alors à l’Office Fédéral de l’Air à Berne (OFA), où il tient le discours alambiqué suivant : « Puisque je dois être présenté par une école et puisque mon but est justement l’ouverture d’une école, il est tout à fait admissible que je sois présenté par cette école qui existera un jour puisqu’elle est mon but. » Sans capitaux, ni expérience ni inscriptions à sa future école, il n’a aucune chance de convaincre quelqu’un … sauf l’expert Francis Liardon (1912-1990) ex-pilote militaire et instructeur IFR. Mais finalement, pour se débarrasser du combatif Saxer, l’OFA lui accorde généreusement ses 2 inscriptions : celle d’élève-instructeur IFR et celle de directeur potentiel d’un centre de formation aéronautique supérieure dûment annoncé. Ainsi, défi après défi, Saxer décroche enfin sa qualification de moniteur IFR le 18 novembre 1966. Il devrait pouvoir enseigner dès le lendemain dans sa propre école, mais il lui reste encore à trouver des capitaux et des locaux !
Le financier ou la manne céleste : Roland Fraissinet
Roland Fraissinet, fondateur du Sauvetage Aérien Français en 1979.
Robert Sirdey, journaliste aéronautique : "Pour que son école romande puisse prétendre à une supériorité concurrentielle, Saxer doit acheter l’avion que son homologue zurichois ne possède pas et le simulateur qui va avec. Mais, Saxer n’a hélas pas d’économies. De plus, il doit trouver des locaux dans la seule ville de Suisse romande dotée d’un aéroport international : Genève. En 1967, Saxer s’installe ainsi à l’autre bout du lac où il va rencontrer, fabuleux hasard qu’il sait provoquer, un homme providentiel : Roland Fraissinet."
"En France, les Fraissinet sont armateurs depuis le XVIIe siècle. Leurs navires sillonnent tous les océans, mais les aléas de l’Histoire à l’endroit de la Cie Fraissinet et de bien d’autres viennent de s’essouffler. La France a perdu son empire colonial qui assurait le trafic aux paquebots, cargos et pétroliers. Autre infortune, le coût d’exploitation des navires européens s’est envolé vers des sommets. Cette situation entraîne une profonde reconversion au bénéfice d’un secteur que les Fraissinet courtisent : l’aviation. Jean Fraissinet (1894-1981) fut un héros de la Grande Guerre aux 8 victoires aériennes homologuées. Son fils Roland ajoute à ses activités civiles une longue carrière dans l’armée de l’air. Elle l’a conduit au grade de Lt-colonel de réserve et au pilotage du Mirage III, parmi d’autres avions. Roland est également pilote professionnel d’hélicoptère et c’est lors d’un secours en montagne qu’il disparaîtra glorieusement en février 1989. À l’époque qui nous intéresse, toute la famille - frère, épouse, fils, fille - partagent la même passion dévorante."
"Par le biais d’une de ses filiales, en 1964, Fraissinet acquit une participation majoritaire dans la société suisse Transair (Suisse) SA de Neuchâtel (devenue à Genève Air-Maintenance [1972], Transair [1976], Transairco [1987], aux mains de Pilatus [1997] puis de Ruag [1998]). Transair représente alors les avions Beechcraft et s’intéresse aussi au secteur nouveau du "transport aérien à la demande" ou avions-taxis. Roland Fraissinet (1922-1989) implante les 1ers éléments d’un réseau international qui va promouvoir l’aviation d’affaires en France, Suisse, Afrique francophone, Italie, etc. Il est indéniable que, sans lui, l’aviation générale n’aurait pas atteint si vite le développement que nous lui connaissons en Europe et en d’Afrique. Vous imaginez qu’Ernst Saxer tombait au bon moment avec son projet farfelu qui faisait les gorges chaudes parmi les connaisseurs. À Genève et dans toute la Suisse, l’ironie allait bon train. Mais Roland Fraissinet pressentit que Saxer apportait une pierre fondamentale à son projet. Lui aussi possédait la faculté de se fixer pour cible un projet si bien rêvé, qu’il existait déjà avant d’exister. Oui, ce monde de l’aviation paraît rassembler une proportion notable d’hommes et de femmes au tempérament d’exception ! L’école se nommera Ecole IFR "Les Ailes S.A.". (*1)
L’école "Les Ailes", les débuts d’un succès
Robert Kurzen en 1986.
L’école est située aux abords de l’aéroport de Genève, au 1er étage du 81 de la route de Cointrin, rebaptisée avenue Louis Casaï en avril 1968. Elle est officiellement ouverte le 13 janvier 1967, mais l’entraînement IFR accordé à des pilotes déjà licenciés et triés sur le volet fonctionne dès le 13 décembre 1966… et peut-être même un peu avant. En fait, après une phase préparatoire d’environ 18 mois, "Les Ailes" disposent à son inauguration d’un équipement complet et d’un ensemble de cours originaux, écris et illustrés. Ces documents longuement testés sur un panel représentatif des futurs élèves, dûment validés et mis dans leur état quasi définitif, expliquent que l’école n’ait pas attendu le jour l’officiel pour décoller. Si, à Zurich, les élèves s’entraînent sur un simulateur de Swissair quand il lui arrive parfois d’être disponible, "Les Ailes" offrent d’emblée un Linktrainer bien à elle, une "caisse à horreurs", selon Saxer. Acheté d’occasion et révisé à grand-peine, il fonctionne à ses heures, mais ses pannes sont riches d’enseignement, elles aussi, comme les succès le prouveront.
Grâce à Roland Fraissinet, l’école possède aussi son 1er avion, un magnifique Beechcraft "Baron", rapidement suivi d’un second, tant les élèves commencent d’affluer (*2). Qui étaient ces élèves que l’on annonçait improbables ou pire, boycotteurs ? Des pilotes romands d’abord, ils attendaient depuis "la nuit des temps" (Saxer dixit) et des Français "en masse", car aucune école analogue n’existait encore en France. La 1ère fut ouverte en 1972 seulement, et par Roland Fraissinet lui-même. S’en suivront une cohorte d’Alémaniques ainsi que de pilotes belges dont l’un fort célèbre : Jacques Brel (voir : Récit). Dans son français fédéral savoureux et rocailleux, Saxer assurait sans fausse modestie que le programme pédagogique français devait beaucoup au parlé genevois.
Lors de la 1ère année de l’école, 34 élèves suivent la formation théorique et pratique. Ils réussissent tous leur écrit et leur check en vol ! Le lecteur breveté IFR pensera qu’un tel succès est dû aux facilités de l’époque débutante. Mais en 1967, la barre était sans doute placée un peu plus haut qu’aujourd’hui : une avionique moins fiable et moins sophistiquée voulait des enchaînements de QDM, QDR, holdings, interceptions… peut-être plus draconiens que de nos jours. La perfection était l’exigence minimale, une exigence reconnue par cette génération de " bosseurs" acharnés. Ces 34 pionniers sont devenus commandants sur Falcon 900, Airbus A340 ou simplement pilotes privés élitaires. L’année suivante, les Suisses alémaniques débarquent en nombre, délaissant leur école régionale vieillissante, apportant à Genève sa consécration définitive !
Les premiers instructeurs de vol de Saxer : une élite
L’unique instructeur-directeur Ernst Saxer n’y suffit plus, un instructeur vient lui prêter main-forte : Robert Kurzen, ancien pilote de Swissair. Personnalité des milieux aéronautiques, Kurzen confirme ainsi la reconnaissance professionnelle qui se dessine partout. Autre acteur important de la 1ère heure : "Monsieur Pasteur". Une "sommité" assure Saxer ! Instructeur IFR à Swissair (1960-1974), Pierre Ch. Pasteur (1931-2011) est le véritable auteur du matériel didactique qui participe au succès et au renom de l’école. « Je ne suis pas vraiment parti à zéro comme tout le monde le croit, précise Saxer, car Monsieur Pasteur m’a soutenu. Il est venu très souvent observer de quelle manière j’instruisais. Il m’a guidé. Il m’a conseillé. Indépendamment de toute leur richesse intrinsèque et de l’efficacité, les cours constituaient un chef-d’œuvre de souplesse et d’adaptabilité. Mes élèves étaient futurs pilotes de ligne, mais aussi médecins surmenés, avocats peu disponibles, paysans, pâtissiers... plus quelques professions inavouables. Tous, ils devaient comprendre, comprendre vite. Tous, ils devaient réussir. » Avec Mme Saxer à la comptabilité et une secrétaire complétant l’effectif, l’école a maintenant pignon sur rue.
L’école attire les instructeurs de qualité. En 1969, un expert de l’OFA vient rejoindre les rangs. Ce nouveau directeur de l’école s’appelle Michel Perregaux (1933-2004). Roland Fraissinet l’a convaincu de reprendre la direction de l’école, car Saxer se prépare déjà à d’autres objectifs. Il va rejoindre la Cie Aeroleasing (créée en 1966) dont il sera le chef-pilote dès 1972 (voir : Récit). Perregaux, bon vivant et surdoué de l’aéronautique peut "voler sur tout ce qui vole". Il est devenu l’un des pilotes les plus qualifiés de Suisse. Ils sont déjà rares les instructeurs IFR sur hélicoptère, mais ceux qui y ajoutent la qualification d’instructeur IFR sur avion, d’instructeur pour pilotes de ligne, de commandant sur la majorité des jets d’affaires et de pilote de chasse, doivent se compter sur quelques doigts. En août 1964, Perregaux avait d’ailleurs passé sa qualification d’instructeur IFR dans le même groupe qu’un certain Jean Liardon, le fils de Francis déjà cité. Jean Lardon deviendra le directeur de l’école "Les Ailes" en juin 1970, à 27 ans … mais il s’agit là de la suite de l’histoire, qui reste à raconter…(*3)
Jean Liardon et Jacques Brel en escale à Palerme (15.10.1977).
Une élève douée : la 1ère femme pilote professionnelle de Suisse
E. Saxer : "C’était une grande époque malgré tant de difficultés. Bien des règlements, qui nous empoisonnent aujourd’hui, n’étaient que des projets fumeux dans des têtes compliquées. Un exemple : j’avais une élève excellente, Dominique Marchal. J’ai terminé son dernier débriefing au Café de l’Aviation à Cointrin, un soir après 11 heures. Et j’étais content d’elle ; impossible de la coller ; elle savait tout.
La pilote belge Dominique G. Marchal en 1968.
Voilà que Fredy Glauser, expert de l’OFA, s’approche de notre table. Il tombait à pic. Il nous observe un moment. « Encore une victime pour moi, » ironise-t-il avec la tête du grand méchant loup et, pour se faire pardonner, il commande 3 cognacs. « Elle est prête » dis-je « tu peux lui faire passer son check et tu sableras le champagne à l’atterrissage. » « Quoi, tout de suite, à minuit… ? » s’inquiète-t-elle. Une belle époque, comme je vous dis. Pas encore d’interdiction de vols nocturnes. Nous voilà partis et, bien sûr, elle a réussi. Par la suite, elle fera carrière sur Learjet, Falcon-10 et sur Falcon 50. Une des très rares."
En fait, D.G.Marchal (née en 1944, 23 ans, belge) réussit ses examens théoriques en 1967 et débute dès novembre ses vols d’écolage sous la houlette de Saxer, « un instructeur très dur » affirme-t-elle. Saxer la stimule : « Ca marche pas mal du tout, il faudra beaucoup voler, la semaine prochaine, comme ça vous pourrez peut-être terminer pour le 2 décembre ». Saxer la presse pour qu’elle devienne la 1ère femme pilote professionnelle IFR de Suisse. Il sait qu’une autre femme s’y prépare à Zurich. Le jour où Saxer décide qu’elle est enfin prête pour l’examen final, D.G.Marchal n’en est pas du tout sûre, pourtant elle le réussit aisément. C’est une grande satisfaction pour Saxer car son élève est bien devenue la 1ère pilote IFR de l’histoire helvétique. Bravo à l’instructeur pour son instinct, durant la 1ère année d’activité de son l’école, et félicitations à la valeureuse détentrice du titre. A une époque ou règnent sans partage les pilotes masculins, où la majorité s’acquiert à 20 ans, où les femmes helvètes n’ont pas encore le droit de vote, sa réussite sera retenue comme un exploit ! Dotée d’une nécessaire fortune personnelle, D.G.Marchal s’empresse alors de louer un Beech "Baron" à Transair pour ses prochaines 300h de vol (HB-GOK)...
E.Saxer (*4) : "Ils n’étaient pas tous aussi doués, mes avocats et mes pâtissiers, mais j’avais un principe égalitaire qui marchait très bien : je les enguirlandais tous pareillement." Et pour qui connut Saxer, cette généreuse affirmation ne fait aucun doute, garde toute sa valeur mais ne peut expliquer à elle seule tous les résultats de l’école." (*5)
Nota bene :
(*1) Roland Fraissinet sera un important acteur de l’aéroport de Genève-Cointrin, entre autres, via les Cies Air-Léman (avions-taxi, 1966), l’école les Ailes (1967) filiale d’Air-Léman, Executive Jet Aviation (EJA, avions-taxis, 1971), la succursale de Transair à Genève (1972) car les jets ne pouvaient être exploités à Neuchâtel. Il sera encore, en Hte-Savoie, fondateur du Secours Aérien Français (SAF) qui utilise des hélicoptères en montagne (1979). Son fils Eric prendra sa succession.
(*2) Durant les 1ères années, l’école utilise ses propres Beechcraft "Baron" (HB-GBX & GDX, puis GHX & GIS), Bonanza (HB-EWA), Twin Bonanza (HB-GAO), Mousketeer (HB-EWC), des appareils loués à Transair ou Air Léman ("Baron" HB-GET, GDN, GDS, GEB, "Bonanza" HB-EHG, King-Air HB-GEN) et divers Learjet (HB-VB+, HB-VC+) loués à EJA, firme implantée à Genève dès octobre 1966. A noter qu’au début de 1971, seuls 25 jets d’affaires sont alors immatriculés en Suisse.
(*3) Architecte de formation Jean Liardon n’a pas cessé d’enseigner le pilotage en Suisse, militaire et civil, mais aussi au Gabon et à Dubaï où il fêta ses 50 ans d’instructeur IFR en août 2014.
(*4) Ernt Saxer se verra attribuer le Diplôme Tissander de la FAI en 1993.
(*5) L’école forma de nombreux pilotes civils sur jets d’affaires dont de nombreux africains francophones grâce au programme PNUD des Nations Unies. L’école vivra jusqu’à l’été 1995 (La suite).
Deux Beech "Baron" de l’Ecole IFR Les Ailes sur le tarmac de Cointrin (ph. R.Sirdey).