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[article n° 471]
1ers baptêmes de l’air réguliers, 1ère femme romande en ballon, Spelterini décolle du Kursaal (1892)[vidéo]

 

Installés au bord de la rade aux pieds du casino Kursaal en août-septembre 1892, le ballon Urania et le capitaine Spelterini embarquent 3 à 4 passagers payants, les jeudi et dimanche après midi, pour un baptême de l’air. La destination du vol dépend des vents mais reste en région lémanique, à mois de 60km. Parmi les 15 passagers embarqués, dont certains feront plusieurs vols, se trouve la 1ère femme passagère d’un aéronef libre de Romandie.


Depuis les jardins du Kursaal, sur le quai du Léman à Genève, en 1892, naissent les 1ers baptêmes de l’air de l’histoire locale. A chaque envol, perché sur sa nacelle, le "capitaine" Spelterini salue ses admirateurs.
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Le "Kursaal" de Genève, rive droite, avec ses deux corps de bâtiments alors symétriques. Dessin de Coutau, gravure de Jeanmaire, 1894

De ville en ville, le grand Spelterini permet les premiers baptêmes de l’air d’Helvétie

Eduard "Spelterini" Schweitzer (06.1852-06.1931) est le 1er grand aéronaute de suisse et s’envole dès 1880. Il voulait être chanteur d’opéra, s’est donc donné un pseudonyme à l’italienne, mais une maladie le contraint à une autre carrière. C’est à Marseille que l’homme voit pour la 1ère fois un ballon et s’aventure dans une 1ère ascension. Cette promenade aérienne lui laisse un souvenir si fort que sa carrière est tracée : il obtient son diplôme d’aérostier à l’Académie d’aérostation française. Puis il va s’envoler sur 3 continents, mener 372 ascensions, à Paris, Londres, Vienne, Berlin, Naples, Athènes, Constantinople, Bucarest, Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, mais aussi à Alexandrie, Bombay et au Caire. Il rapporte de ses voyages des quantités de journaux dans toutes les langues, racontant ses hauts faits… Pionnier des baptêmes de l’air en ballon en Suisse, dès 1891 le "capitaine Spelterini", uniforme bleu marine et gallons dorés, pilote des vols passagers dans toutes les grandes villes de Suisse, dont à Genève en août 1892.

"L’Urania", 1er ballon libre de Suisse, est une boule de 17m de haut et de 15m de diamètre perchée sur sa nacelle. Il contient 1.500m3 de gaz dont le gonflement est assez long en lien avec le diamètre et le débit des tuyaux de gaz de ville rencontrés ; il dure parfois 12 heures. La facture de la Compagnie du Gaz s’élève à 300-320 francs d’alors (3.600F actuels). Ce ballon construit à Paris aux ateliers Surcouf a coûté 14.000fr ! L’enveloppe est en soie imprégnée d’huile de lin et vernie. Elle se compose d’un très grand nombre de segments carrés de 50cm de côté cousus solidement entre eux. Cela limite la taille d’une possible déchirure et donc la perte de gaz occasionnée, évitant une chute rapide accidentelle. Tous les ballons de Spelterini porteront un nom "astronomique". L’Urania, du nom de la muse grecque de l’astronomie, prend la couleur de son enduit anti-actinique, celle du fer-blanc rouillé. L’aérostat est installé dans les jardins du casino Kursaal, ouvert en 1886, situé au bord de la rade de Genève et de l’avenue longeant le quai du Léman (rive droite). Il est aussi haut que le pinacle du casino et face au tout nouveau jet d’eau de 90m inauguré à l’été 1891. Par ailleurs, cela fait près de 20 ans que l’on n’a plus vu d’ascension à Genève.

 

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Les jardins proches du casino le Kursaal dans la rade de Genève sous le regard de Spelterini.

Envolées silencieuses dans le cadre grandiose de la Rade de Genève

Le dimanche 14 août, l’Urania prépare sa 1ère ascension genevoise et la 373ème de Spelterini. Ses passagers sont Paul Seippel, directeur de l’Agence Dalziel Suisse à Genève ; Hedmann fils, architecte genevois, et Emile David, d’Oswego (New-York) qui réalise son 3ème voyage aérien. Il souffle un vent de sud-ouest assez frais. Dès 17h le gonflement est terminé. L’enveloppe de couleur bronze brille au soleil, retenue par une ceinture de sacs de sable accrochés à son filet. Le ballon oscille comme s’il était impatient de s’élever dans les airs. A 17h20 les passagers s’installent dans la nacelle se tenant aux cordages. On décroche les sacs. Retenu par une seule corde le ballon s’élève de quelques mètres. Un grand murmure parcourt la foule. D’un regard expérimenté le capitaine estime le poids des passagers et ajoute celui des sacs de lest. Le compte y est, tout est en ordre. A 17h25, profitant d’une accalmie, Spelterini donne le signal du "lâchez tout !" Le ballon s’élève perpendiculairement au jardin. Debout sur le bord de la nacelle, tenant d’une main un cordage, le capitaine répond aux bravos enthousiastes d’une foule compacte débordant sur le quai.

D’un seul trait l’Urania monte rapidement à 1.200m, passe par dessus le petit lac et se dirige du côté d’Hermance, vers la Savoie. Du lest tombe de la nacelle comme un flocon de fumée blanche. Tel une poire retournée le ballon grimpe toujours ; à 18h30 il atteint les 3.400m. La vue est magnifique, les aéronautes contemplent à leurs pieds une carte vivante de la région : Genève, les cours de l’Arve et du Rhône, le Léman, les Alpes d’une parfaite netteté, du Mont-Blanc à la Jungfrau, et au-delà du Jura, la plaine de Franche-Comté et de la Côte-d’Or. Du lac d’Annecy au lac de Neuchâtel, pas un accident de terrain n’échappe à leur regard. Puis la descente s’effectue avec une grande rapidité. Ils survolent alors une région boisée. Mais le capitaine choisit une petite prairie derrière Massongy, près de Douvaine. A 19h, il y jette l’ancre avec une précision et une dextérité toute professionnelle ; ils atterrissent sans incident. Rentrés en "voiture", tous sont à minuit au Kursaal où une réception triomphale est faite à Spelterini. Les voyageurs confirment que l’on éprouve un sentiment de bien-être et de sécurité absolu dans la nacelle. De plus, "le capitaine est un homme de grand sang-froid et un parfait galant homme".

Le jeudi 18 août, à 17h, le capitaine Spelterini mène une 2ème ascension au départ du Kursaal avec son Urania. Le compte rendu du 1er vol a attiré des aéronautes amateurs : Durel, l’architecte et le directeur même du Kursaal, l’avocat Oscar Sachs et William Vogt, 33 ans, de la rédaction du Genevois. Les préparatifs du vol sont obligatoirement les mêmes. La météo est toujours magnifique et le ballon s’élève majestueusement, prenant la direction nord-est, aux applaudissements répétés de la foule et aux cris mille fois répétés de "Au revoir" et "Bon voyage." Puis l’aérostat est descendu à Chevilly, commune d’Excenevex, à 19h, sans difficultés. La presse relatera son sentiment aux futurs candidats : "En se confiant à un aéronaute aussi expérimenté et aussi prudent, ils pourront sans fatigue s’élever à des hauteurs vertigineuses et jouir d’un coup d’œil incomparable sur le lac et sur la splendide chaîne des Alpes. Pour peu que le vent ou la bise aient un peu plus de force, la course sera plus rapide et plus intéressante encore.

 

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Face au Kursaal, le nouveau jet d’eau de la rade, de 90m, qui fut inauguré à l’été 1891.

La 1ère femme transportée dans un aéronef libre en Romandie

Pour sa 3ème ascension prévue à 17h le dimanche 21 août, Spelterini installe son ballon Urania dans le jardin à l’arrière du Kursaal, à la rue A.Gevray. Elle bénéficie de plus d’ombre que du côté lac, diminuant ainsi l’extension du gaz surchauffé dans l’enveloppe. Succès d’estime renouvelé, un nombreux public remplit l’artère où il est maintenant difficile de se frayer un passage et où les préparatifs s’allongent. Les 4 passagers embarquent : MM Alexis Collet et Henry Demaffey, les associés bijoutiers, de nouveau Oscar Sachs et un jeune homme anonyme allemand. L’envol solennel a lieu à 17h55. Le ballon semble d’abord prendre la direction des précédentes excursions, fait un instant du surplace au dessus du quai avant de se diriger en ligne droite vers le Mont-de-Sion. A 19h30, la descente s’opère dans d’excellentes conditions près de Cercier, entre Cruseilles et Frangy. Au sol les voyageurs ne peuvent envoyer de dépêche annonçant leur heureuse arrivée ; ils doivent faire un long trajet avant de pouvoir trouver une "voiture". Ils rentrent à Genève le lundi matin vers 9h. Malgré cela, "tous sont enchantés de leur expédition et se louent de l’amabilité, du sang-froid et de l’habileté de Spelterini."

La 4ème ascension se déroulera à nouveau du côté du quai dans les jardins du Kursaal. Annoncée le jeudi 25 à 17h, elle sera renvoyée au lendemain, le vendredi 26 à 18h. Les 4 personnes inscrites pour le vol sont MM. Brolliet, Emile Trachsel, de la Tribune de Genève, Blanc et Bouché. Spelterini décolle l’Urania à 17h55 par une météo splendide. Au départ, le ballon paraît vouloir s’orienter en direction des Pitons, puis du Môle. Il revient finalement en arrière et plane plus d’une demi-heure à une haute altitude au-dessus de la ville et de ses environs immédiats. Peu à peu, il est poussé vers la gare et un peu avant 19h, le calme plat persistant, le capitaine prend le parti de redescendre. Le ballon est alors poussé vers le Petit-Saconnex où, quelques minutes avant 19h, il atterrit près du chemin Liotard. "Une foule qu’on peut évaluer à un millier de personnes avait envahi le pré où l’Urania s’est assoupi."

La 5ème ascension est planifiée pour le jeudi 1er septembre à 17h, toujours dans le même cadre spectaculaire de départ et avec le ballon Urania. Parmi les futurs aéronautes inscrits, la presse cite enfin une femme, Mme B., "malgré les craintes qu’exprimaient autour d’elle des amis timorés." L’Urania décolle tardivement à 18h10 emportant également 2 habitués : Oscar Sachs, 33 ans, avec le jeune directeur et constructeur du Kursaal, Durel, 27 ans. Il semble alors difficile de recruter de nouveaux passagers qui doivent payer leur place 2 à 300 francs de 1892 ! En l’air, le ballon s’est d’abord laissé porter dans la direction de Douvaine puis vira vers Cologny. Après avoir plané assez longtemps sur le village, l’aérostat atterrit à 19h à Vandoeuvres, sans anicroche. Pour la petite histoire, une arrière-petite-fille de Durel nous a révélé le nom de cette 1ère passagère d’un aéronef libre de Romandie : Mlle Antoinette Berthet (1858-1909), l’amie de Durel qu’elle épousera en 1896.

La 6ème ascension du dimanche 11 septembre décolle à 16h30 du Kursaal, embarquant MM. Paraud et Paisant, à nouveau J.Hedmann, ainsi que le Dr et professeur Hector Cristiani (1862-1940). Cet envol est à but scientifique : à diverses altitudes entre 700m et 3.000m, de l’air sera capturé en vue de mesurer le nombre de germes présents au-dessus de la ville. Les résultats publiés peu après indiqueront qu’au-dessus de 1.000m l’air reste pur, ce qui rassurera de futurs passagers et les aéronautes. Parti du côté du Mont-de Sion, l’Urania se posera entre Frangy et Cercier.

 

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Cette femme à chapeau dans la nacelle nous fait bien sûr penser à une certaine Mme "B".

Dernier envol, départ pour Lausanne, d’autres villes et d’autres ascensions

La météo, le jeune Genevois et d’autres événements privent le ballon de passagers. Spelterini négocie avec Lausanne qu’il rejoindra suite à cette 7ème ascension. Prévue le 25, elle est avancée au jeudi 22 septembre, à 16h, du Kursaal. Ce sera un dernier vol, sans retour, en compagnie du directeur du casino François Durel. et la 379ème du "capitaine" ! Un vol en zigzag et sportif : aussitôt en l’air le ballon se dirige vers la rue de Lausanne. Après avoir pris de l’altitude, un autre vent lui fait traverser le lac en direction d’Hermance. De là, un nouveau courant le renvoi sur le lac qu’il traverse rapidement. Vers 18h, l’Urania est enfin en vue de Lausanne. Il passe par-dessus la ville et va atterrir au Martinet près de Savigny. Mais un vent violent le pousse au moment de la descente. Spelterini et Durel sont traînés dans la nacelle sur 2km avant de pouvoir mettre pied à terre, sans accident ! Le ballon aussitôt dégonflé est chargé sur un char et amené à l’Hôtel de l’Ours, à Lausanne. La 1ère ascension lausannoise est fixée au 25 septembre à 15h30, depuis la place Montbenon. A 13h débutera le gonflement du ballon etc. …

Après l’emport de cette quinzaine de passagers distincts à l’été 1892, Spelterini reviendra plusieurs fois faire des ascensions à Genève. Durant l’Exposition nationale de 1896, l’Urania bardé d’une publicité "Chocolat Suchard" mènera 2 envolées avec des passagers le 28 juin et le 2 juillet (voir : Récit). En août 1899, le "capitaine" gère un ballon captif dans le parc des Eaux-Vives et pratiquera deux ascensions libres avec le ballon "Jupiter" (voir : Récit). Le 3 octobre 1913, embarquant 3 passagers dans le ballon "Sirius", pour sa 560ème ascension, Spelterini s’envole du quartier des Acacias atteignant Derendingen (Soleure) (voir : Récit). A noter que le couple Spelterini réside à Coppet de 1914 à 1923. Enfin, le 15 mai 1921, s’élevant de Plainpalais sous les couleurs de la Tribune de Genève, le "capitaine" et 3 passagers s’envolent dans le "Sirius" pour Vétraz-Monthoux (563ème ascension). Spelterini disparaîtra à près de 80 ans, en 1931, après 570 ascensions.

 

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L’envol de l’Urania sur la place du marché de Vevey le 15 avril 1894 (ph. : Musée de Vevey, VD).
Par : Jean-Claude Cailliez
Le :  dimanche 12 mars 2017
  • Au sujet des ascensions de l’Urania en 1891 en Suisse-alémanique lire : "Im ballon, Fahrten des Capt. Spelterini", 1892 Zurich, par J.G.Heer, à la "Librairie".
  • Nous ne possédons aucune véritable image des 7 ascensions genevoises de l’été 1892.
  • - Ci-dessous : Vingt ans plus tard, le canton de Genève demandera à Spelterini de lui fournir des photos aériennes du développement sud de la ville et de la commune de Plainpalais qui la jouxte :

    [03.2017] Spelterini et son ballon "Sirius" : photographies aériennes de Genève en octobre 1913 et mai 1921 (diaporama n&b, 27 images, 03’09’’, 8Mo). Format MP4.

     
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